Vue panoramique de Clermont-le-Fort
Les Amis de Clermont‑le‑Fort

Nouvelles études sur le gisement quaternaire de Clermont

au double point de vue de la Paléontologie et de l’archéologie préhistorique

Trente ans après ses premières découvertes (1851-1881), Noulet fait le point sur le gisement de l’Infernet.

En 1853, je présentai à l’Académie des sciences de Toulouse une Étude sous ce titre : Sur un dépôt alluvien renfermant des restes d’animaux éteints mêlés à des cailloux travaillés de main d’homme, découverts à Clermont, près de Toulouse, qui parut dans le Recueil de l’année suivante. Les premières fouilles qui donnèrent lieu à cette publication avaient été pratiquées à la fin de l’automne, en 1851, et reprises en 1853. A cette date, la paléontologie des terrains quaternaires et l’archéologie préhistorique surtout étaient loin de faire pressentir les développements que ces sciences devaient si rapidement atteindre.

Page de garde d'un ancien document de JB Noulet

L’hypothèse de G. Cuvier, que les terrains ayant immédiatement précédé la période actuelle, caractérisés par la présence d’espèces anéanties, étaient antérieurs à l’apparition de l’homme, quoique formulée avec quelque réserve, prévalait et ne devait pas être abandonnée de sitôt. Il y avait donc une sorte de témérité à soutenir la thèse contraire, que Boucher de Perthes défendait avec ardeur, tout en la compromettant parfois par des appréciations risquées, à côté de preuves irrécusables. A la vérité, ni Boucher de Perthes ni moi n’apportions, dans ce débat, la preuve directe à l’appui de l’opinion que nous soutenions ; aucun de nous n’avait rencontré des restes humains dans les dépôts que nous étudiions : lui, le premier, depuis plusieurs années, dans la vallée de la Somme, près d’Amiens, moi dans un humble vallon de Clermont, commune de l’arrondissement de Toulouse. Les preuves par nous invoquées reposaient uniquement sur la présence, dans des couches incontestablement quaternaires, de cailloux taillés par éclats, présentant des formes qui ne pouvaient être que le résultat du travail humain. Dans les anciennes alluvions de la Somme, pays de craie, la matière première ayant servi à cette taille appartenait à des rognons de silex abondants dans la contrée ; on avait donc pu se demander si les formes invoquées n’étaient point dues à de simples accidents naturels. A Clermont, une telle supposition n’était pas autorisée ; le bassin hydrographique très restreint où se trouvait le gisement que nous faisions connaître, appartenait en entier au miocène toulousain, à cette formation molassique, là entièrement fluviale, dépendante du système tertiaire sous-pyrénéen pris dans son ensemble. Ce terrain, dans tout ce que l’on connaît de son épaisseur, est constitué par des assises argileuses et arénacées, sans aucune trace de ces dépôts de gros cailloux roulés appartenant à des roches très diverses des Pyrénées qui, descendues de ces monts, entrent comme l’un des éléments principaux dans la composition de nos alluvions post-miocènes. D’où la conclusion forcée que les cailloux de cette nature et d’un gros volume, entiers ou éclatés, trouvés dans un gravier quaternaire, exclusivement formé d’éléments empruntés au miocène, n’avaient pu être introduits dans le bassin d’où il dépendait que par l’homme, le seul être capable de les avoir utilisés. En retirant de ce gravier les premiers cailloux entiers que j’y découvrais, cette conclusion s’imposa spontanément à mon esprit. Une nouvelle preuve de l’action humaine me fut bientôt fournie en rencontrant dans cette même couche alluviale des cailloux, également d’origine pyrénéenne, ayant perdu leur forme primitive à la suite d’une véritable taille. D’après ces faits, il était permis de conclure, ainsi que l’avait fait Boucher de Perthes, à l’existence de l’homme contemporain d’espèces depuis longtemps éteintes. Le résultat de mes récentes fouilles, pratiquées à ce même gisement pendant les mois de septembre et d’octobre 1880, et reprises en avril, août et septembre 1881, est venu confirmer mes premières déductions, tout en étendant le champ de mes précédentes découvertes, surtout au point de vue archéologique. Ainsi que je l’ai dit ailleurs, la commune de Clermont appartient à cette portion du pays toulousain qui commence au Pech-David, au sud-est de Toulouse, confrontant à l’un des faubourgs de cette ville, pour se continuer entre la vallée du Canal du Midi et les vallées de la Garonne et de l’Ariège. Le territoire de Clermont, situé sur la rive droite de cette dernière rivière, est, sans contredit, une des localités les plus accidentées de cette contrée, elle-même très montueuse. L’église et une porte fortifiée, bâties sur l’emplacement d’une redoute ou petit camp d’origine très ancienne, sont placées, ainsi que le hameau du Fort qui les entoure, au bord d’une haute falaise, taillée presque perpendiculairement au-dessus du lit actuel de l’Ariège ; de ce point part la crête d’une colline à versants rapides, qui se prolonge au nord-ouest en se relevant de plus en plus jusqu’au-delà des limites de la commune de Clermont vers celle d’Aureville. Au sud et au pied de cette colline, sous le hameau même du Fort, se termine, en s’ouvrant dans la vallée de l’Ariège, un vallon qui remonte à peine à 3,500 mètres dans la direction de l’ouest à l’est, puis dans celle de l’ouest au nord-est. Le ruisseau dit de Notre-Dame, qui le parcourt dans toute sa longueur, ne recevant que des affluents insignifiants, reste assez habituellement à sec pendant la plus grande partie de l’été ; néanmoins, dans certaines occasions, et surtout après les pluies d’orage, il prend les proportions d’un torrent. Le passage de ce ruisseau, à un kilomètre environ de son embouchure dans l’Àriège, à l’endroit où les ossements et les cailloux entiers et ouvrés furent découverts, était naguère un des plus difficiles du pays ; c’est pour cela, sans doute, qu’on lui avait donné le nom d’Infernet (Petit enfer), qu’il porte encore dans l’idiome local et qu’il méritait, surtout lorsque des bois, l’environnant de toutes parts, en faisaient un lieu désert et sauvage. Le lit du ruisseau forme le thalweg d’un bassin dont la surface entière, très inégale, a tout au plus 5 kilomètres carrés. Les points les plus élevés sont au nord : le château du Piteau est à 262 mètres au-dessus de la mer, et la hauteur de Capdeville à 281 mètres. Le petit bassin de Notre-Dame, à pentes diversement accidentées, avec quelques ravins, est creusé tout entier dans les strates du terrain de molasse d’eau douce dont il vient d’être parlé. Dans toute son étendue, le substratum miocénique, qui supporte les dépôts plus récents qu’on y observe, est constitué par des argiles avec de nombreuses paillettes de mica et mélangées le plus souvent, dans des proportions fort variables, de carbonate de chaux et de sable. Elles alternent avec des sables libres et des grès molasses micacés peu solides, disposés les uns et les autres en assises horizontales, excepté les roches arénacées qui se montrent assez souvent en amas variant d’étendue et d’épaisseur, sans toutefois que ces différents termes d’une même formation affectent aucun ordre constant, ni dans leur superposition, ni dans leur continuité. Nulle part, ainsi qu’il a été dit, dans l’espace que nous décrivons, et ceci est de la plus haute importance, on n’a découvert de dépôts de graviers formés de cailloux roulés volumineux provenant des roches des Pyrénées. C’est à peine si les sables et les grès miocènes les plus grossiers qu’on y observe fournissent de rares accidents de sables mêlés à de menu gravier. Au-dessus des couches stratifiées du miocène telles que nous venons de les indiquer, se montre, sur un grand nombre de points du bassin, un dépôt d’origine alluviale que nous avons eu l’occasion de désigner sous le nom de Lehm sous-pyrénéen. Ce terrain est, en effet, très répandu dans le grand espace connu sous cette appellation, où il se présente avec des caractères particuliers, selon qu’il appartient à des vallées en communication continue avec les vallées des Pyrénées ou avec des bassins circonscrits creusés dans le terrain miocène, et que, à cause de cette circonstance, nous avons nommés bassins intérieurs. Dans les bassins intérieurs, c’est-à-dire dans ceux qui n’ont de communication directe ni avec les Pyrénées, ni avec les grands amas de cailloux déposés au pied de cette chaîne, et c’est le cas de cette formation dans le bassin que nous étudions, le lehm prend les caractères suivants : c’est un dépôt superficiel, sorte de limon argilo-sableux, peu ferrugineux, toujours mêlé de petites paillettes de mica, assez pauvre d’ailleurs en carbonate de chaux, sans en être pourtant jamais complètement dépourvu. Ces éléments minéralogiques, très variables en proportion, ont toujours une assez forte adhérence entre eux, qui s’augmente en raison de leur ténuité. Dans tous les cas, le lehm constitue une classe de sols agricoles nettement tranchée, quand on les compare à la classe des terres fortes ou argilo-calcaires, produites par la décomposition sur place des roches miocènes ; ce sont là les terres boulbènes du Sud-Ouest, qui, ailleurs, sont nommées glaises et varènes. Ce dépôt limoneux, parfois entremêlé de couches confusément stratifiées de sable, repose le plus souvent sur un lit de gravier (gravier de fond), formé, dans les bassins intérieurs, par des concrétions argilo-calcaires et molassiques, au milieu d’un sable ferrugineux, à grains libres ou convertis en poudingues par le fer oxydé-hydraté. Ce sont là les deux termes d’une même formation, ne différant que par l’âge des deux dépôts. Tel est le terrain alluvial que nous retrouvons en nappes plus ou moins continues, plus ou moins sensiblement étagées le long des épaulements de nos collines. Il n’y occupe, à part quelques exceptions accidentelles, que les pentes situées sur la rive gauche de nos cours d’eau, ayant ainsi laissé des témoins de ses déplacements successifs. Après ces quelques considérations sur la disposition du lehm sous-pyrénéen, de ses sables et de ses graviers pris dans leur ensemble, indispensables pour bien faire comprendre ce qui se rapporte au gisement de Clermont, j’arrive au lambeau de ce terrain qui nous a fourni les ossements fossiles mêlés aux cailloux entiers et façonnés de main d’homme. La colline, dont le faîte limite au sud le bassin de Notre-Dame et qui, en s’abaissant graduellement va aboutir au lit de l’Ariège en une falaise abrupte, a son versant nord-est presque entièrement recouvert d’une nappe continue de lehm, d’autant moins épaisse qu’on s’élève plus haut. Dans la partie supérieure, les travaux de labour mêlent continuellement le lehm avec les éléments terreux du miocène sous-jacent, d’où résulte une sorte de sol mixte ; à un tiers environ de la pente, la charrue n’attaque déjà plus la tranche de lehm tout entière, et le sol est exclusivement boulbéneux, caractère qu’il conserve à fortiori dans la partie la plus basse, où la masse très compacte atteint plusieurs mètres d’épaisseur. C’est à la rencontre du miocène, et immédiatement au-dessous du lehm proprement dit, bien sûrement à l’état de dépôt vierge, que se trouve le lit qui renferme les fossiles. Ce lit est composé de sables grossiers siliceux et argilo-calcaires mêlés, dans de fortes proportions, de galets de forme et de volume variables, argilo-calcaires et molassiques, en un mot de la même nature que les roches les plus dures qui constituent le substratum du bassin. Cette couche, si nettement caractérisée, repose à gauche du vallon, sur une sorte de terrasse établie aux dépens de la formation miocène, sableuse en cet endroit ; elle est à peu près horizontale, sauf de légères inflexions et une faible pente dans le sens de celle que suit le lit du ruisseau. Le gravier fossilifère est donc un terrain de transport dû au remaniement de roches molassiques tout à fait identiques aux alluvions sablo-graveleuses actuelle déposées par le ruisseau, qui coule à 10 mètres en contre-bas de cette terrasse. La présence de ce lit de gravier est facile à constater, sans qu’il soit possible de le confondre ni avec les couches du miocène qui le supportent, ni avec la couche de lehm qui le surmonte. Nous venons de dire que l’escarpement, au-dessus du lit du ruisseau, pris sous le pont-aqueduc voisin, avait 10 mètres d’élévation ; or, le radier du pont-aqueduc est à 153, 96 m au-dessus de la mer ; ce qui porte la hauteur de la zone à 163, 96 m d’altitude. L’état dans lequel les fossiles se sont montrés dans cette couche mérite d’être exactement indiqué. Bien peu d’os, relativement à la masse de ceux qui y ont été recueillis, étaient entiers, en y comprenant même les dents. Ils étaient habituellement fragmentés, offrant le plus souvent des cassures nettes et anguleuses. Rarement les fragments présentaient leurs saillies et leurs angles émoussés. Ces derniers avaient donc été plus ou moins usés avant leur délaissement dans la couche où ils étaient restés enfouis. Les os entiers ou fragmentés ont toujours été rencontrés disséminés, sans offrir le moindre indice des rapports naturels qu’ils avaient eus pendant la vie des animaux auxquels ils avaient appartenu. Tous ces os ont été peu modifiés par leur séjour dans le gravier, si on les compare à ceux qui proviennent du terrain miocène. Ils ont, en effet, conservé, en très grande partie, leurs éléments organiques et inorganiques primitifs. La couronne de quelques dents a néanmoins subi parfois une transformation assez essentielle pour être signalée ; la proportion de phosphate de fer semble s’y être accrue en se substituant au phosphate de chaux qui s’y trouvait au moment de la mort de l’animal : de là, le changement qui s’est opéré plus particulièrement dans l’émail de certaines dents, qui est devenu d’un bleu prononcé, rappelant celui des turquoises artificielles de la Gascogne, autrefois décrites par Réaumur. Les cailloux d’origine pyrénéenne, entiers ou éclatés, ont été rencontrés isolés dans la couche à ossements. Au point de vue paléontologique, nos découvertes de 1851 et 1853 offrirent un réel intérêt : je signalai à l’Infernet des restes d’espèces de mammifères éteintes et d’espèces encore vivantes. Les premières, au nombre de quatre, furent :

Gravures de dents de mamouths et rhinocéros

Planche 1 (mamouth et rhinoceros)
1. Dent molaire inférieure d’Elephas Primigenius, vue de profil. 2. La même dent, vue par sa surface triturante. 3. Quatrième dent molaire, du côté gauche, de Rhinocéros tichorinus. 4. Arrière molaire inférieure de la même espèce. 5. Deuxième dent molaire supérieure, à couronne très usée, de la même espèce. 6 Septième et dernière molaire supérieure de la même espèce.

- 1° Le grand Chat des cavernes (Felis spelœa), représenté par une dent carnassière inférieure du côté gauche (Pl. III, fig. 6 et 7) ; - 2° Le Mammouth (Elephas primigenius), par plusieurs molaires (Pl. I et II) ou fragments de molaires et deux défenses ; - 3° Le Rhinocéros à narines cloisonnées (Rhinocéros tichorhinus), par trois dents (Pl. I, fig. 3 et 4) ; deux molaires supérieures du côté gauche, par un fragment de molaire inférieure et par un radius entier ; - 4° Le grand Cerf ou Daim d’Irlande (Megaceros hibernicus), par une portion de maxillaire inférieur droit, portant en place la dernière molaire et la colline postérieure seulement de la pénultième et, de plus, par deux fragments de maxillaire infé rieur, l’un avec les racines de quatre molaires, et un fragment de maxillaire supérieur avec quelques restes de dents molaires (Pl. II, fig. 3).

Les espèces de la faune actuelle comprirent :

1° Le Cheval (Equus caballus), dont nous eûmes plusieurs dents (Pl. III, fig. 3 et 4) et un canon antérieur ; ces pièces indiquent des individus de taille moyenne ; le canon offre un intérêt particulier : il porte, surtout à l’une de ses extrémités, de nombreux sillons tracés par les dents d’un carnassier d’assez forte taille (Pl. III, fig. 5), d’Hyène probablement ; 2° L’Aurochs (Bos priscus ou Bison europoeus) ’, comme j’ai pu le constater d’après plusieurs dents isolées (Pl. II, fig. 4 et 5), mieux caractérisées que les premières, que j’eus à ma disposition et que j’attribuai, à cause de leur taille relativement réduite, au Bos taurus. Il se pourrait pourtant que, parmi celles-ci, l’une d’elles (Pl. II, fig. 6) appartint à un Bos ou Bison, encore mal connu, et dont il sera question plus loin.

Des résultats identiques se produisirent de l’autre côté du vieux chemin, vis à vis de l’emprunt, en y établissant la nouvelle voie : un lit de gravier, en tout semblable au premier, dont il était la continuation, recouvert par un puissant dépôt de lehm limoneux, livra plusieurs molaires d’Elephas primigenius. Au point de vue de l’archéologie préhistorique, alors à son aurore et accueillie avec toutes sortes de préventions, la présence de cailloux incontestablement taillés, rencontrés dans la même couche vierge qui nous avait fourni les débris des animaux qui viennent d’être énumérés, ne permettait pas de méconnaître, à défaut des restes de l’ouvrier, les œuvres sorties de ses mains. Ces cailloux modifiés avaient dû être façonnés avant d’entrer dans le dépôt qui les avait conservés, ce qui conduisait aux mêmes inductions. En 1851, ils furent très rares et ne consistèrent qu’en un Disque irrégulièrement circulaire en quartzite, taillé dans un éclat retaillé sur une de ses faces et en deux petits éclats sans caractère de cette même roche. En 1853, je rencontrai deux Coins irrégulièrement triangulaires, également en quartzite. Depuis ces dates, j’ai eu occasion de visiter maintes fois l’emplacement des emprunts qui furent alors pratiqués à l’Infernet pour servir aux remblais nécessités par l’établissement du chemin de grande communication qui y confine, me promettant d’y tenter de nouvelles fouilles. Ce n’a été, ainsi que je viens de le dire, qu’en ces derniers temps, et à plusieurs reprises, que j’ai pu donner un commencement d’exécution à ce projet, en attaquant ce qui restait du côté du quadrilatère, autrefois déblayé, le long de l’escarpement et à gauche du ruisseau. Ce point du dépôt post-miocène, laissé comme témoin, formait une butte allongée, une sorte de grand tertre d’une largeur moyenne de 4 mètres à sa base, et ayant 5 mètres d’élévation au-dessus du sable gris miocène. Ce n’a donc été qu’après avoir traversé toute cette épaisseur que j’ai pu arriver au lit de gravier ossifère, but principal de mes recherches. Cette zone a exactement présenté tous les caractères essentiels que je lui avais reconnus en 1851 et 1853 ; d’une épaisseur, en moyenne, de 25 à 35 centimètres, elle est le résultat d’un mélange de sable ferrugineux, de menu gravier et de galets ou rognons miocéniques, parfois volumineux. Sur un seul point, nous l’avons rencontrée un peu plus épaisse et, alors, constituée par deux lits superposés, séparés par une couche de sable limoneux. Mais en remontant, et au point où nos fouilles ont été arrêtées, les plus grossiers éléments du gravier avaient graduellement diminué de volume, et nous n’avions le plus souvent que du sable ferrugineux. Néanmoins, nous continuâmes à en retirer plusieurs dents de mammifères, malheureusement toutes incomplètes, de rares cailloux entiers, accompagnés d’éclats, et l’un des trois petits Coins en amande, taillés dans la forme des meilleurs de la vallée de la Somme. Ne disposant, pour l’exécution de chacune de mes opérations, que de quelques jours et d’un petit nombre d’ouvriers, le gravier n’a pu être mis à découvert que sur une quarantaine de mètres carrés de surface. Cette aire a été fouillée avec un tel soin que, jusqu’aux plus petits objets, rien n’a pu échapper à mes investigations. Le produit de ces fouilles a consisté, comme en 1851 et 1853, en ossements de mammifères et en cailloux d’origine pyrénéenne, conséquemment étrangers au bassin de Notre-Dame, les uns entiers et les autres travaillés par percussion. Les ossements n’y ont pas été nombreux ; à part quelques dents entières ou fragmentées, des morceaux d’os longs d’une suffisante conservation, nous n’y avons rencontré que des éclats d’os très réduits et indéterminables, les uns à arêtes vives et les autres à arêtes émoussées. Tous ces objets ont été trouvés isolés et souvent très éloignés les uns des autres. Des dents nouvellement découvertes, quatre appartiennent au Rhinocéros à narines cloisonnées (Rhinocéros tichorhinus) ; ce sont : Une deuxième molaire supérieure du côté gauche, ayant la couronne très usée (Pl. I, fig. 5) ; la couronne seulement de deux septièmes ou dernières molaires supérieures, l’une du côté droit et l’autre du côté gauche, à peine atteintes par l’usure à leur sommet (Pl. I, fig. 6). Elles portent, sur la cloison postérieure, la petite fossette qui les caractérise. Ces dents, d’inégale proportion, ont dû appartenir à deux individus. Enfin, nous avons eu du même Rhinocéros une molaire inférieure dont la couronne est usée jusqu’aux deux tiers (Pl. I, fig. 4). De l’Eléphant Mammouth (Elephas primigenius), dont nos premières fouilles nous procurèrent un bon nombre de molaires et deux défenses, qui malheureusement ne purent être conservées entières, il n’a été mis à jour qu’une portion de molaire constituée par six lames solidement cémentées et une lame isolée, trouvée à une assez grande distance de la place occupée par le premier fragment. Les Ruminants ont été représentés par plusieurs dents ; l’une d’elles doit être attribuée à une espèce des genres Bos ou Bison, que ce gisement ne nous avait pas encore révélée ; c’est une arrière-molaire supérieure du côté gauche ; la couronne est colorée en bleu prononcé par le phosphate de fer. Elle offre cette particularité de porter, sur la face externe, un tubercule allongé détaché du fût, et placé en regard de la colonnette normale qui se trouve, comme on sait, chez les Bœufs, entre les croissants des arrière-molaires (Pl. III, fig. 1 et 2).

Gravures de dents d'animaux

Planche 3 (bison, cheval, chat)
1. Dent molaire supérieère de Bos ou Bison, vue par sa face externe. 2. La même dent, vue par sa face interne. 3. Dent molaire inférieure de cheval. 4. Dent molaire supérieure de cheval. 5. Canon antérieur de cheval, portant des traces de l’action des dents d’un carnassier. 6. Dent carnassière de Felis speloea, vue par sa face interne. 7. La même dent, vue par sa face interne.

Je suis porté à attribuer à ce même type une prémolaire dont la surface est, comme dans la précédente, assez fortement et irrégulièrement striée (Pl. II, fig. 7). Des portions de molaires supérieures peuvent être attribuées, d’après leurs dimensions, à l’Aurochs (Bison europœus). Enfin, deux portions de molaires inférieures ont appartenu à un autre Ruminant ; par leur taille et leurs caractères, autant qu’on peut en juger par des fragments roulés, elles rappellent les dents congénères des Bouquetins (Ibex) vivants. La présence du Cheval n’a été constatée, cette fois, que par de rares molaires incomplètes et un canon muni de ses deux extrémités. Les objets en pierre recueillis pendant nos dernières fouilles ont été relativement beaucoup plus nombreux que les restes osseux qui les accompagnaient ; ils ont consisté, ainsi qu’il vient d’être dit, en cailloux entiers et en cailloux éclatés. Les cailloux entiers, au nombre de seize, arrondis ou ovalaires, appartiennent à des quartz ou à des roches granitiques. Les moindres ne sont pas tout à fait pugillaires, et le plus volumineux, qui est en quartz, ne pèse pas moins de 2,200 grammes. Presque tous les cailloux entiers portent en relief, à leur surface, des incrustations calcaires blanches et dendritiques, qui se retrouvent aussi sur plusieurs des cailloux modifiés par le travail humain. Les cailloux éclatés doivent être ainsi distribués : 1°- ceux dont il n’a été tiré, par percussion, qu’un ou de rares éclats, ils sont au nombre de dix, - et 2° ceux qui ont acquis, par la taille, des dimensions et des formes variables, mais intentionnelles. Parmi ceux qui ont été soumis à une véritable taille, nous signalerons à l’attention des archéologues ceux qui affectent nettement des formes reconnues aujourd’hui comme propres aux alluvions quaternaires, découverts en tant de contrées diverses, mais que l’on retrouve également dans les stations en plein air attribuées à la période paléolithique, et ceux qui présentent des formes restées inconnues ou négligées par les auteurs. De ces objets, quels qu’ils soient, les plus nombreux résultent d’une taille incorrecte : ; on les prendrait pour de simples ébauches, quoiqu’on puisse admettre, d’après leur fréquence, qu’ils répondaient, dans l’état où nous les trouvons, aux intentions de ceux qui les confectionnèrent. D’autres ont reçu une taille soignée et symétrique, atteignant ainsi une sorte de perfection. Il est commun de rencontrer les uns et les autres recouverts de cette patine unie, luisante et comme savonneuse qu’ils ont prise à la suite d’un séjour prolongé dans leur gangue.

Gravures de pièces d'outils en pierre

Planche 8 : outillage lithique
1. Pointe de trait en silex blond. 2. Pointe de trait, avec soie, en quartz. 3. Lame losangique en os. 4. Lame losangique en quartz. 5. Petite lame en quartzite à trois pans. 6. Eclat de quartzite retaillé, portant une pointe opposée à la base. 7. Lame en quartzite ; la pointe manque. 8. Une sorte de poinçon, à trois faces, en quartzite. 9. Eclat de quartz allongé et à large taillant. 10, 11 et 12. Eclats en quarzite, retaillés.

Noulet poursuit en décrivant ses trouvailles regroupées par catégories. Voici ses conclusions :

1° Les mammifères que caractérisent les ossements retirés du gisement de l’Infernet appartiennent sans exception à la faune quaternaire, c’est-à-dire à la population fossile propre aux terrains meubles de l’Europe, déposés postérieurement au terrain tertiaire le plus supérieur (terrain sub-apennin, terrain pliocène), précédant immédiatement ceux de l’époque actuelle.

2° La couche qui recelait ces fossiles, lorsqu’elle a été mise à découvert, se trouvait dans son état normal, n’ayant subi aucun dérangement depuis son délaissement par les eaux ; elle n’a eu qu’une épaisseur fort réduite (25 à 35 centimètres) sur les lieux explorés. Elle régnait à peu près horizontalement, reposant sur une terrasse tout le long du flanc gauche du vallon de Notre-Dame, à une élévation que ne peuvent atteindre, tant s’en faut, dans leurs plus hautes crues, les eaux du ruisseau actuel, dont le lit se trouve à 10 mètres en contre-bas des points déblayés.

3° Le dépôt ossifère a consisté en un gravier essentiellement composé de sable et de cailloux roulés sous forme de rognons, provenant des roches miocènes du bassin de Notre-Dame ; il ne peut être confondu, autant par la nature de ses éléments minéralogiques que par ses fossiles, avec la molasse miocène sur laquelle il repose.

4° La localisation de ce lit de gravier se déduit, non seulement de son peu de puissance, mais surtout de la nature et de l’origine des matériaux qui le constituent, ainsi que de l’état des ossements qu’il renferme. De ceux-ci, un certain nombre ont été charriés et roulés par les eaux assez longtemps pour que leurs saillies naturelles ou les arêtes produites par des fractures aient été émoussées ; d’autres en ont été retirés entiers et sans trace sensible d’usure. Néanmoins, le plus grand nombre se présente sous forme de fragments réduits, à arêtes saillantes et vives, telles que des os éclatés sur place ou non loin de leur gisement actuel pourraient les offrir. L’un d’eux, ainsi que nous l’avons fait remarquer, porte des traces d’empreintes dues aux dents d’un carnassier, qui n’ont pas eu le temps d’être effacées, quoiqu’il paraisse avoir été roulé ; ce qui suffit pour établir que ces os furent entraînés de divers points du bassin de Notre-Dame jusqu’au fond du vallon, tel qu’il existait à cette date, et que rencontrés par le courant sans doute grossi qui le parcourait, ils furent déposés en même temps que les cailloux d’origine étrangère avec le gravier qui nous les a conservés. Il est hors de doute que les os et les cailloux entiers ou façonnés, ceux-ci d’origine pyrénéenne, y existaient avant d’avoir été déposés, mais les uns et les autres pouvaient avoir été déjà déplacés même plusieurs fois. Un des instruments, produit de nos dernières fouilles, en fournit la démonstration : il avait pris, dans un premier gisement, une couverte épaisse ; retaillé, les parties ainsi modifiées n’ont acquis qu’une très légère patine pendant son séjour dans le dépôt sous-lehmien.

5° A ces preuves de la localisation de ce dépôt et du lehm qui le surmonte, il faut ajouter celle que fournissent certains phénomènes actuels, faciles à constater dans cette même localité : le ruisseau qui coule à un niveau plus bas de 10 mètres que celui du dépôt qui nous occupe, roule des matériaux empruntés aux roches solides qui l’avoisinent, exactement identiques à ceux qui composent le dépôt ancien, et les abandonne, de loin en loin, sur ses rives à la suite des grandes crues, en y mêlant parfois des ossements, même volumineux, appartenant aux squelettes de nos animaux domestiques. Le ruisseau de Notre-Dame représente donc de nos jours le courant qui déposa l’alluvion des temps quaternaires.

6° A l’époque où ce délaissement eut lieu, le vallon avait déjà acquis une profondeur considérable, ainsi que le prouve le niveau occupé par le dépôt ossifère, que nous estimons être à 100 mètres plus bas que le point le plus élevé de la marge du bassin. Après ce dépôt, le périmètre de l’aire qu’il occupait a dû continuer à subir l’action des eaux pluviales produisant des ravinements qui en étaient la conséquence. Ainsi, une très longue période s’était écoulée depuis le point de départ du creusement tout local de ce bassin, dans la formation d’eau douce molassique, jusqu’au moment où le gravier ossifère fut déposé. D’autre part, l’approfondissement du vallon, postérieur à ce même dépôt, n’a été que de 10 mètres, et n’a dû nécessiter qu’une période de temps moindre que la première.

7° Tandis que ce résultat se produisait, la faune que le gisement de l’Infernet nous a fait connaître vivait dans la contrée ; ce ne fut que plus tard qu’elle en disparut, soit par le fait de l’extinction de certaines espèces, soit par celui du recul progressif de quelques autres vers le nord ; de nouvelles conditions climatériques les refoulant vers les régions de plus en plus arctiques, d’où elles étaient, ce semble, primitivement venues et où elles se sont maintenues. Quant à comprendre la destruction des espèces éteintes, on sait qu’en tous lieux, la présence de l’homme a porté de profondes atteintes aux lois naturelles qui président à la distribution des êtres organisés à la surface de la terre.

8° Ce qu’il fallait d’aliments à d’aussi grands herbivores, tels que Éléphants, Rhinocéros, Cerfs, Bœufs, Chevaux, etc., nous autorise à admettre que la région toulousaine - et on peut en dire autant de toute la région sous-pyrénéenne - jouissait, à cette date, d’une luxuriante végétation.

9° A défaut des preuves directes que nous possédons, l’existence de cette riche population herbivore seule aurait suffi à établir que notre sol eut, en même temps, de puissants carnassiers qui en faisaient leur proie.

10° L’homme fut le contemporain de ces Mammifères, et il eut à soutenir contre eux une lutte de tous les jours, comme le démontre la présence des cailloux, par lui taillés et convertis en armes, dans la même couche qui recelait des débris de leurs squelettes ; restes assez riches encore en matières organiques pour nous faire penser qu’ils n’avaient pas subi, pendant un très long temps, l’action des agents naturels avant leur abandon par les eaux.

11° L’homme des temps quaternaires vivait dans notre région et dans la grande plaine ondulée en deçà des Pyrénées, sans d’autres abris que ceux qu’il pouvait tirer de sa propre industrie naissante (les cavernes, les grottes, lui faisant défaut) ; de là le besoin de se munir d’armes et d’outils : d’armes, pour veiller à sa propre défense et pour pratiquer les chasses que ses besoins lui imposaient ; d’outils, pour se procurer les premières nécessités de la vie. La grossièreté des engins qu’il fabriquait témoigne de l’état peu avancé de la civilisation à laquelle il était réduit ; mais ces ébauches, si imparfaites qu’elles nous apparaissent, répondaient suffisamment à des besoins bornés, sans doute, quoique divers, car ils offraient déjà, comme je l’ai dit ailleurs, « le trait essentiel qui deviendra, plus tard, pour toute industrie portée jusqu’à ses dernières limites de raffinement, le cachet de perfectionnement que chaque progrès ajoute : la spécialisation. » Parmi ces cailloux modifiés par la main de l’homme, si variables par leurs dimensions, les uns étaient façonnés en pointe, d’autres à large taillant. Il est aisé de comprendre tout le parti que l’on pouvait tirer de telles dispositions ; il en est de même des éclats et des lames à la marge tranchante et de ceux amenés à une forme polygonale ou arrondie, ceux-ci devenant ainsi des outils propres à produire des chocs qui permettaient d’arriver à façonner jusqu’aux types les plus corrects. Mais un fait contesté, que le dépôt de Clermont met en complète évidence, c’est que cette industrie primitive comprenait également de tout petits engins, dont la disposition bien connue indique suffisamment l’usage que l’on dut en faire. Tels sont nos exemplaires plus ou moins bien réussis, taillés en conformité des pointes de trait encore en usage chez la plupart des peuplades sauvages de notre temps. La rareté de semblables objets a son explication dans ce fait, que les graviers quaternaires des grandes vallées se trouvant composés d’éléments volumineux, les plus petits ont dû échapper même aux recherches les plus intelligentes.

12° Enfin, quoique ne reposant que sur la découverte, faite à Clermont, d’un seul objet, nous avons à constater que nos premiers ancêtres, que nous venons de faire connaître comme habiles tailleurs de pierre, savaient déjà utiliser les os, tout au moins en les convertissant en pointes de trait. Telles sont les déductions que l’on peut tirer, à l’heure présente, des faits de paléontologie et d’archéologie préhistorique fournis par nos récentes recherches dans le gravier sous-lehmien de Clermont, ainsi que par celles qui ont été faites dans les graviers du même âge de nos vallées sous-pyrénéennes, en attendant que de nouvelles découvertes viennent étendre le champ des connaissances déjà acquises et permettre d’agrandir nos conceptions, encore si incomplètes, sur les temps quaternaires, non seulement dans le pays toulousain, mais dans la région du Sud-Ouest tout entière.